La table ronde qui s’est tenue dans le cadre de l’AG du CDRT le 20 mars 2025 sur le thème « Souveraineté dans le numérique et les télécoms » n’a laissé place à aucune ambiguïté : la souveraineté numérique n’est plus une question de choix idéologique, c’est un impératif de sécurité, de résilience, et de responsabilité économique. Un consensus se dégage. Mais derrière ce mot-valise, que met-on concrètement ? C’est là que le débat devient passionnant.
Samuel Triolet (Délégué Général de l’association FRNIX), Alain Garnier (CEO de Jamespot), Fares ABDI (Channel Sales Directeur - Division PRO chez TP-Link France) et Denis Authier (VP International Business chez Lancom) participent aux débats avec une intervention de Sébastien Loste, délégué régionnal IDF du CDRT.
Samuel Triolet, délégué général de France-IX, plante le décor. L’Internet, ce n’est pas un nuage abstrait, ce sont des flux, des câbles, des points d’échange, des infrastructures physiques et humaines. Et en France, ce tissu technique repose en partie sur des structures comme FranceIX. Cette société a pour unique actionnaire l’association FRNIX pour éviter d’être acheté et pour que les acteurs des Télécoms puissent collaborer dans un cadre de neutralité absolue. Il le dit sans détour : « Nous sommes les pavés de la foire qui permettent aux sociétés d’échanger. » Loin des grandes déclarations géopolitiques, cette souveraineté-là se construit à coups de câbles et de confiance, en dehors de toute logique d’acquisition.
Mais les dépendances ne sont pas qu’infrastructurelles. Elles sont aussi logicielles, stratégiques, systémiques. Alain Garnier, CEO de Jamespot, enfonce le clou : « 80 % des logiciels sont achetés aux États-Unis. » Résultat ? La valeur créée échappe aux acteurs européens. Et l’effet de monopole se traduit par des hausses de prix régulières, sans contrôle possible. À cela s’ajoute un paradoxe cruel : même ceux qui militent pour la souveraineté continuent à acheter américain, faute de chercher ou d’oser d’autres options. Pourtant, les solutions françaises existent. Pas toujours à taille critique, mais bel et bien là. Pour Alain, deux leviers sont à activer : revoir les politiques d’achat, et miser sur des alliances solides, notamment chez les grands comptes, pour créer une vraie dynamique industrielle.
Fares Abdi, pour TP-Link France, adopte une approche plus technique. Pour lui, être souverain, c’est posséder ses infrastructures, choisir où ses données sont hébergées, contrôler le système de management. L’outil Omada, par exemple, offre cette liberté. Le client choisit d’héberger où il le souhaite, 95 % préfèrent l’on-premise. La souveraineté passe aussi par cette capacité à reprendre la main sur les couches basses du numérique, celles que l’on délègue trop facilement à des géants comme AWS ou Cisco, au prix d’une dépendance croissante.
Côté Lancom, Denis Authier élargit le propos. L’entreprise allemande fournit une alternative complète pour l’infrastructure réseau, du switch au SD-WAN, et vise notamment les marchés publics. Mais sa conviction est claire : « La souveraineté, ce n’est pas se refermer sur des frontières, c’est construire un écosystème européen fort. » Une Europe fragmentée ne pèsera jamais face aux titans technologiques américains ou asiatiques. Ce qu’il faut, ce sont des alliances industrielles transnationales, une vision commune, des standards partagés. Et des choix lucides. Choisir ses fournisseurs, c’est aussi choisir ses dépendances, donc sa résilience. Dans un monde marqué par des tensions géopolitiques croissantes, ignorer cet aspect revient à jouer avec le feu.
Le débat n’a pas versé dans l’angélisme. Oui, certaines applications restent complexes à migrer. Oui, la facilité pousse souvent vers l’existant dominant. Et non, l’open source n’est pas toujours suffisant. Mais les intervenants s’accordent : c’est d’abord une question de volonté. D’alignement stratégique. De responsabilité collective.
Et au fond, c’est peut-être cela le message principal de cette table ronde : la souveraineté numérique c’est une affaire de maturité.